« Pas de danseurs français ! », grondait le public londonien en 1755 face à Jean-Georges Noverre, en pleine crise politique. Entre la France et le Royaume-Uni, le pas de deux chorégraphique n’a pas manqué de soubresauts depuis. Au tournant du 21e siècle, encore, un pan de la critique britannique qualifie d’« Eurotrash » les branches les plus conceptuelles de la danse française – elle-même longtemps indifférente aux grands noms qui régnaient sur scène outre-Manche, de Richard Alston à Matthew Bourne.
Pourtant, les échanges entre les artistes des deux pays se sont rarement interrompus. Élisabeth Ire, déjà, employait des maîtres à danser français, comme beaucoup de monarques ; en retour, la contredanse – ou country dance – à l’anglaise vient concurrencer au siècle suivant les menuets des nobles à la cour de France. Les nouveautés en vogue circulent entre les deux pays, la saison théâtrale anglaise représentant souvent un espace d’expérimentation pour les artistes invités, comme la chorégraphe et danseuse Marie Sallé, qui y crée son Pygmalion en 1734.
Stimulés par des artistes qui ont fait le choix de partager leur travail entre les deux pays, ces échanges ont trouvé un nouveau souffle ces dix dernières années. De Wayne McGregor à Oona Doherty, de grands noms portent cette dynamique, mais celle-ci se traduit également par une coopération étroite entre des institutions – comme « Imaginons Ensemble », le temps fort Royaume-Uni/France proposé en 2024 par le British Council, le souligne à point nommé.
Si la danse n’est pas la seule discipline représentée au sein de ce Spotlight, elle est bien placée pour représenter les voies de dialogue possibles dans le champ culturel. Malgré les obstacles administratifs liés au Brexit, les artistes chorégraphiques regardent aujourd’hui activement de l’autre côté de la Manche, et construisent dans certains cas de vraies carrières transnationales. Oona Doherty en est un exemple : très soutenue par des programmateurs français dès le début de sa carrière, l’autrice de Hard to Be Soft ou Navy Blue a récemment quitté son Irlande du Nord natale pour installer sa compagnie à Marseille.
D’autres chorégraphes de stature internationale ont fait le choix cette année de dévoiler des créations mondiales en France. En juin, Wayne McGregor, dont les œuvres articulent et désarticulent les corps de manière vertigineuse, ouvrira ainsi le festival Montpellier Danse avec Deepstaria, un diptyque innovant, partagé entre la scène et le métavers, qui place l’intelligence artificielle au cœur du travail scénique.
Quant à Hofesh Shechter, nom aujourd’hui bien connu du public français, il investira à la même période le Théâtre de la Ville avec plusieurs programmes, en lien avec l’Olympiade culturelle : une création d’ampleur pour le grand plateau qui a rouvert à l’automne 2023 place du Châtelet, ainsi que From England with Love, une ode à la complexité de son pays, portée aux Abbesses par les jeunes interprètes de la compagnie Shechter II. De nouveaux danseurs auront également l’occasion de se plonger dans son univers : avec « Les Conservatoires dansent Shechter », ce sont 200 jeunes en formation dans les conservatoires franciliens qui dialogueront avec des extraits de ses œuvres, le 18 mai au Théâtre de la Ville puis à nouveau pour la Fête de la Musique.
Si la virtuosité très physique de la scène britannique a pu autrefois rebuter une danse française plus axée sur la recherche intellectuelle, le succès de ces chorégraphes suggère que ces stéréotypes dictent de moins en moins les programmations. Plusieurs lieux en profitent en 2024 pour présenter un focus sur des artistes encore peu connus en France. Le festival Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville met ainsi en avant en mai-juin non seulement l’inventif Ben Duke, déjà vu à Paris avec la compagnie Rambert en février, mais aussi le duo Igor et Moreno et deux artistes qui travaillent à la croisée du hip-hop, de la danse contemporaine et de la culture noire au Royaume-Uni : Kwame Asafo-Adjei et Botis Seva.
À l’invitation de La Villette, l’un des lieux de danse les plus dynamiques de Londres, The Place, fera également un détour par la capitale française début mai. Voué à soutenir l’émergence, The Place présentera des pièces courtes signées par Kesha Raithatha, qui navigue entre kathak et danse contemporaine, le duo SAY et Jamaal Burkmar, ainsi que deux créations venues de la prestigieuse London Contemporary Dance School – l’occasion de découvrir de jeunes artistes dont les carrières pourraient également décoller entre deux pays.
La scène écossaise est une autre ligne de force de ce Spotlight, entre le projet cirque Little Top à destination du jeune public, la performeuse Tako Taal au CAPC Bordeaux et la chorégraphe Colette Sadler au Festival de Marseille. Solène Weinachter, installée de longue date à Glasgow, complète cette traversée : découverte par la programmatrice Frédérique Latu à l’occasion d’une délégation du British Council au festival d’Édimbourg, la chorégraphe et danseuse française adaptera son projet After All pour les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.
Solène Weinachter y développe notamment des ateliers avec public et artistes autour des liens entre danse et guérison – une approche du mouvement comme lien social que le Royaume-Uni a mis en avant de longue date. Les partenariats tissés avec la France permettent aussi de transmettre cette expertise, notamment sur l’implication des amateurs dans les projets chorégraphiques, l’inclusivité et les liens entre danse et handicap.
Roubaix accueille ainsi en mars la première de Bon Appétit, une collaboration entre le Hijinx Theatre, composé d’artistes neurodivergents du Pays de Galles, et la Compagnie de l’Oiseau-Mouche à Roubaix. Marionnettes et clowns y incarnent l’ouverture aux expériences et savoir-faire distincts développés des deux côtés de la Manche. Une manière de dépasser définitivement les rivalités esthétiques, pour trouver dans le mouvement un langage commun.